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L’appelAbbé Baumann

La 2ème partie de l’Evangile selon St Luc, dans laquelle nous entrons aujourd’hui, est pour l’essentiel dédié au témoignage de ce que Jésus enseigna et accomplit en Galilée (même si on y trouve aussi quelques épisodes de ce qu’il fit en Judée). 

Le propos de cette 2ème section :

  • s’ouvre en Lc 4,14 sur la prédication de Jésus dans les synagogues de Galilée (notamment en celle de Nazareth qui constitue comme un point de départ de sa prédication, bien que, de l’aveu de Luc lui-même, il ait d’abord prêché dans d’autres synagogues) 
  • s’achève en Lc 9,50, juste avant le départ de Jésus pour Jérusalem.

La 1ère partie est consacrée, comme nous l’avons vu, aux prémisses immédiates de l’Incarnation, à l’Incarnation elle-même, et à la vie cachée de Jésus. Nous avons montré que cette partie mettait en évidence la descente du Très-Haut dans l’humble condition humaine. D’où le nom donné à ce début de l’Evangile de Luc : l’auriculaire.

A la partie qui va nous intéresser désormais convient pour sa part le nom d’annulaire, puisque ce doigt est celui qui porte l’anneau conjugal, et que c’est justement dans cette partie que Jésus pose les bases de l’Alliance nouvelle et éternelle proposée par Dieu aux hommes et qui finalise son Incarnation. 

Nous subdiviserons cette 2ème partie en 3 :

  • aujourd’hui : l’appel que Jésus adresse à ceux avec lesquels il veut conclure l’Alliance Nouvelle
  • lundi prochain : la Loi Nouvelle, dont ceux qui sont appelés par Jésus doivent vivre
  • la découverte de l’identité de Jésus à laquelle accèdent les élus seuls.

L'appel

L’Eglise, dont Jésus pose les bases dès le début de sa vie publique (ie à partir des chapitres de St Luc que nous envisageons maintenant), a de quoi surprendre et les païens, et les juifs, à qui Luc adresse son Evangile.

C’est comme si St Luc (et en fait, derrière Luc, Jésus lui-même) demandait aux païens et aux juifs de sortir de leurs cadres habituels, d’aller plus loin, d’avancer « en eaux profondes » (comme il le dit à Simon dans l’épisode de la pêche miraculeuse que relate Luc). 

…parce qu’ils la tiennent pour une simple école de sagesse parmi d’autres. Or, dans de telles écoles, entre qui veut. L’initiative d’adhérer à une telle école, à la suite d’un maître, revient entièrement au disciple (même si, dans un 2nd temps, le maître a son mot à dire). 

Or, pour la communauté que constitue le Christ, les choses se passent très différemment : c’est à lui seul que revient l’initiative d’en sélectionner les membres. « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, fait dire St Jean à Jésus dans son Evangile, mais c’est moi qui vous ai choisis » (Jn 15,16). 

En d’autres termes, l’initiative humaine n’a pas vraiment sa place dans l’Eglise. Dieu seul, en maître souverain, décide. Troublant pour un païen, qui, même s’il croit en des dieux, ne se figure finalement que des dieux « aux petits pieds » (soumis comme les hommes au destin, ayant comme eux des passions)… 

Cette absolue initiative divine apparaît particulièrement, pour la partie de l’Evangile de Luc qui nous intéresse, au sujet de Lévi (Matthieu) (Lc 5,27-28). Le texte est laconique : « Après cela, (Jésus) sortit (et) remarqua un publicain du nom de Lévi assis au bureau de la douane, et il lui dit : « suis-moi ». Et, quittant tout et se levant, il le suivait ».

D’une manière moins explicite, mais tout aussi valable, un autre passage de Luc nous montre que l’appel à être chrétien provient du cœur de Dieu même : 

« Il advint, en ces jours-là, (que Jésus) s’en alla dans la montagne pour prier, et il passa la nuit à prier Dieu. Le jour venu, il appela ses disciples, en choisit 12, qu’il nomma apôtres » (Lc 6,12-13).

Voici comment Benoit XVI commente ce passage (Jésus de Nazareth, t.1, p.194) : 

« L’appel des disciples est un évènement lié à la prière, ils sont pour ainsi dire engendrés dans la prière, dans la relation (de Jésus) avec le Père. (…) Leur appel est issu du dialogue du Fils avec le Père, c’est là son point d’ancrage (…) : une élection, d’une décision issue de la volonté du Seigneur, qui est elle-même ancrée dans son unité de volonté avec son Père ».

On pense ici à ce qu’affirme St Paul aux Ephésiens (dont St Luc est élève, ne l’oublions pas, et dont l’Evangile porte donc la trace) :

« Dès avant la fondation du monde, il nous a élus (« il » = le Père) en lui (dans le Christ), pour que nous nous tenions saints et immaculés en sa présence, dans l’amour, déterminant d’avance que nous serions pour lui des fils adoptifs par JC. Tel fut le bon plaisir de sa volonté » (Ep 1,4-5).  

C’est vraiment très beau. Cela signifie que de toute éternité (« avant même la fondation du monde », dit St Paul, dans un décret souverain, le Père éternel a décidé que chacun d’entre nous serait chrétien, et il en a averti son Fils qui acquiesca amoureusement à cette décision). 

C’est proprement étourdissant : avant de créer les anges, l’univers matériel et la race humaine, alors que n’existaient que les 3 personnes divines, qui se suffisaient pleinement à elles-mêmes, ces personnes divines avaient déjà la bonté de songer à nous. Non pas à nous « pris en bloc », mais à chacun de nous ! Déjà, ils formaient le projet infaillible de faire de nous des chrétiens, ie de nous faire participer de leur nature divine !

NB : que le projet de notre condition chrétienne s’enracine si haut, si loin, doit nous aider à plusieurs choses :

  • à bien comprendre la noblesse de ce que nous sommes, et à quoi dès lors nous sommes engagés
  • à reprendre courage dans l’épreuve (quand nous nous trouvons de piètres chrétiens, ou quand nous essuyons les railleries) : Dieu, dont la Sagesse est infinie, n’a pas pu se tromper en nous voulant chrétiens + il nous protège de sa toute-puissance contre tous les assauts.

Or, dans le passage de St Luc que nous étudions, quand on voit le Christ choisir ses disciples, il faut bien réaliser qu’il ne fait que faire porter à la connaissance de ses contemporains le projet éternel du Père sur eux. Imaginez l’impression qu’ils eurent : la puissance de cet appel !

Que l’appel à devenir chrétien soit le fruit d’une initiative divine n’enlève rien à la parfaite liberté de celui qui est appelé.

La façon dont Luc raconte la vocation de Lévi-Matthieu pourrait le laisser croire. Mais on se rassure en lisant comment les choses se sont passées pour les autres premiers apôtres. Pour eux, c’est clair, Luc témoigne que Jésus a agi par étapes :

  • Lc 4,38-39 : il va chez Simon, à Capharnaüm, et guérit sa belle-mère
  • à un autre moment (Lc 5,1 ss), il monte sur la barque de Simon et permet la pêche miraculeuse, à l’issue de laquelle il propose à Simon de devenir pêcheur d’hommes (= disciple)
  • ce n’est que plus tard qu’il établit les 12 apôtres.

(On trouve le même caractère progressif des choses, la même liberté laissée à ceux qu’il veut appeler, dans les 1ers chapitres de l’Evangile selon St Jean : « venez et voyez »).

Conclusion par rapport à la conception païenne des écoles de sagesse :

  • dans l’Eglise, l’initiative du choix des disciples revient à Dieu
  • néanmoins, la liberté du disciple est sauvegardée (comme on le voyait déjà dans le récit de l’Annonciation).

…puisqu’ils sont habitués pour leur part à ce que l’appartenance à la communauté de l’Alliance (ie au peuple élu) dépende des seuls liens du sang. 

Aucun choix n’est laissé à l’homme : s’il naît de parents juifs, il est de facto membre du peuple élu. 

Notez (et c’est là assez étrange !) qu’aucun choix n’est laissé à Dieu non plus : dès qu’un enfant est conçu par des juifs, Dieu est comme obligé de le reconnaître juif lui-même.

Or, pour l’Eglise, les choses sont tout autres : ce n’est plus le lien du sang (ie un facteur humain) qui sert de critère pour savoir si l’on en est membre ou pas, mais la seule foi. 

Tertullien (un des 1ers Pères de l’Eglise) dira : « non nascuntur christiani, sed fiunt » (on ne nait pas chrétien, mais on le devient »). 

Etre disciple du Christ, en termes clairs, cela ne s’hérite pas, mais cela se mérite par la foi.

J’ai insisté, au cours des séances dédiées aux premiers chapitres de l’Evangile de Luc, sur la remise en cause de certaines caractéristiques de l’Ancienne Alliance. Mais à vrai dire, cette remise en cause était encore implicite et il fallait les lunettes de l’interprétation qu’offre la Tradition pour la saisir.

Ici (ie à partir de la prédication de Jésus dans la synagogue de Nazareth), plus besoin de subtiles interprétations : les choses sont très claires ! Jésus fait purement et simplement imploser les cadres de l’Ancienne Alliance.

Il annonce l’ouverture universelle de l’Eglise (ce que les théologiens appellent sa « note » catholique), en relativisant totalement les liens du sang :

  • dans la synagogue de Nazareth, il évoque le fait, tiré de l’histoire d’Israël, que Dieu, par le passé déjà, était intervenu : 
  • par son prophète Elie en faveur d’une veuve de Sarepta, au pays de Sidon (bref, une païenne) et non en faveur de veuve israélites
  • par son prophète Elisée en faveur du lépreux Naaman le Syrien (un autre païen), quand il avait laissé des lépreux juifs souffrir de leur maladie.

Un tel rappel provoque la fureur des habitants de Nazareth qui vont jusqu’à vouloir le tuer (alors qu’ils l’avaient pourtant vu grandir chez eux et devaient bien avoir quelque amitié pour lui). C’est dire combien l’ouverture de l’Eglise aux nations, et donc la relativisation des liens du sang, était scandaleuse à leurs yeux.

Jésus va plus loin. Il se propose de guérir le serviteur d’un centurion païen (une faute de goût pour les pharisiens qui estiment qu’un bon juif n’a pas à frayer avec ces gens-là) ; et lorsque celui-ci lui dit qu’il n’est pas digne de le recevoir sous son toit, Jésus dit à la foule : « je vous le dis : pas même en Israël je n’ai trouvé une telle foi ». Quelle gifle infligée aux juifs qui exaltaient le sang au point de ne pas estimer devoir venir en aide aux païens !

Autre épisode de mise au 2nd plan des liens du sang : Lc 8, 20-21 : « ‘Ta mère et tes frères se tiennent dehors et veulent te voir’. Mais il leur répondit : ‘Ma mère et mes frères, ce sont ceux qui écoutent la parole de Dieu et la mettent en pratique’ ».

NB : cette relativisation des liens du sang, les juifs pieux auraient dû pourtant la comprendre. Dans l’Ancien Testament, on trouve plusieurs fois évoqué une sorte de mise en garde contre eux :

  • A Abraham, n’avait-il pas dit : « sors de ton pays, quitte ta parenté, et va dans le pays que je t’indiquerai » ?
  • au Ps 44 (45), qui parle d’Israël, et donc de tout fidèle du peuple élu : « Ecoute, ma fille, regarde et tends l’oreille ; oublie ton peuple et la maison de ton père : le roi sera séduit par ta beauté » (autrement dit : si tu veux que ton âme s’unisse à Dieu, met entre parenthèses tes attaches charnelles).

Il ne faudrait pas considérer ici que Dieu tient pour rien les liens familiaux. Cela n’aurait aucun sens, puisqu’il les a lui-même voulus ! Mais Dieu sait parfaitement combien ils peuvent devenir une entrave, un obstacle, à la vie chrétienne :

  • combien refusent de devenir chrétien par respect humain envers leurs proches qui ne le sont pas ?
  • combien d’époux ou d’épouse pataugent dans une vie spirituelle qui n’est pas conforme à ce que Dieu attend d’eux, parce que leur conjoint est médiocre en la matière et le tire vers le bas ?
  • combien n’ont pas répondu à une vocation consacrée à cause de l’opposition de leurs parents ? Ou encore parce qu’ils devaient s’occuper de leurs vieux parents (chose plus compréhensible, mais dont on peut se demander si elle ne procède pas d’un manque de confiance en Dieu) ? 

Je vous cite le P. Bruckberger (L’histoire de Jésus-Christ, éd. DMM, p.179) :

« Me promenant dans les allées du cimetière du P. Lachaise à Paris, (…) j’étais frappé (…) par les inscriptions aux faîtes de monuments de pierre laids et absurdes [les mausolées] : ‘Famille… Famille… Famille…’.  
La famille est ensevelisseuse, c’est au cimetière qu’elle triomphe et qu’elle proclame bien haut sa victoire. C’est là qu’elle récupère tous les siens, les fils avares comme les fils prodigues. Elle les met définitivement en ordre, elle les tient bien et ne les lâchera plus, qu’ils reposent en paix ! 
Plus encore que le commencement, la famille c’est la fin des fins ».

Bruckberger est, comme souvent, très excessif ici. Mais relativement à ce que je vous disais des entraves que peuvent représenter les liens familiaux (même et surtout dans une famille ou l’on est heureux, mais qui freine la vie spirituelle), je crois qu’il n’a pas tout à fait tort.

Jésus est d’ailleurs lui-même assez catégorique, et St Luc recueille ses paroles (Lc 14,26) : 

« Si quelqu’un vient à moi, et ne hait pas son père, et sa mère, et sa femme, et ses enfants, et ses frères, et ses sœurs, et même aussi sa propre vie, il ne peut être mon disciple ».

Et parce qu’il est parfaitement cohérent, on se souvient qu’il s’applique à lui-même ce précepte de relativisation des liens charnels lors du recouvrement.

TOUT CELA EST TRES INSTRUCTIF POUR NOTRE PROPRE VIE SPIRITUELLE :

  • nous ne pouvons pas nous tenir pour des gens biens parce que nous sommes chrétiens de longue date (être un vrai chrétien ne s’hérite pas, cela se mérite)
  • il nous faut chercher la volonté de Dieu sur nous (notre vocation) sans que des considérations de famille, de milieu, entrent en ligne de compte. La vocation est PERSONNELLE, la réponse ne dépend que de MOI :
  • je constate que je suis appelé dans telle famille religieuse, j’obéis à Dieu plutôt qu’aux hommes
  • je découvre que je suis appelé au mariage avec un tel, qui n’a pas l’heur de plaire à mes parents, je suis libre (attention : seulement s’il est avéré que l’avis de mes parents n’est pas fondé!).

Il en coûte parfois, mais c’est le prix à payer si je veux être vraiment heureux et devenir un saint (« je suis venu semer le glaive. On se lèvera parents contre enfants… » dit Jésus).

Le Christ va encore plus loin que de relativiser les liens du sang : il ouvre, ô scandale pour les juifs, son Eglise aux païens.

En fait, comme le dit St Paul (dont encore une fois St Luc est l’élève et dont il illustre les enseignements parfois assez théoriques par des scènes vivantes, incarnées, tirée de la vie de Jésus) : « il n’y a plus ni juif ni grec, ni homme ni femme, ni esclave ni homme libre »