En parcourant l’Evangile de l’enfance de Luc, le lecteur est saisi par deux contrastes
hiératique = sacré et solennel à la fois.
De nombreux éléments concourent à donner cette impression sacrée et solennelle.
Comme tous les anges, il est un être céleste. Et pas n’importe lequel :
L’Evangile de l’enfance est un véritable feu d’artifice prophétique. On pense bien sûr aux annonces de Gabriel, à la prophétie de Syméon, mais en réalité toutes les paroles proférées par les personnages appartiennent à ce genre. C’est bien simple : aucune de leurs paroles n’est purement humaine : elles ouvrent sur l’infini ; les protagonistes apparaissent **au service de desseins qui les dépassent. **
L’heure est solennelle, puisqu’après 5 siècles de silence prophétique (depuis la mort du dernier des prophètes, Malachie), la voix de Dieu se fait à nouveau entendre, de manière totalement inattendue et plus fortement que jamais.
L’ange Gabriel annonce à Zacharie que « sa prière a été exaucée » ; or, on peut deviner que cette prière consistait à demander un fils et à demander le salut des juifs. Mais ce que vient annoncer Gabriel, c’est la réponse divine à cette prière en des proportions que Zacharie n’aurait pas osé imaginer : non seulement sa femme stérile aura un fils, mais celui-ci sera mû par l’esprit et la puissance d’Elie (le plus grand des prophètes), et aura la mission insigne entre toutes de « préparer au Seigneur un peuple parfait ».
Dieu donne surabondamment à Zacharie, comme St Jérôme le remarque dans son Commentaire de St Luc : « Tu vas recevoir davantage que ce que tu as demandé. Tu avais demandé le salut du peuple, et le Précurseur t’est donné ».
Gabriel annonce à Marie que Dieu vient la combler elle aussi infiniment au-delà de ses attentes : elle s’était lié par un vœu de virginité, pour être toute à Dieu (si l’on en croit St Augustin), or Dieu lui offre, tout en restant vierge, de devenir la Mère de son Fils. Proximité d’avec Dieu dont elle n’aurait évidemment pas pu rêver !
D’abondants phénomènes extraordinaires se manifestent :
Une telle abondance de merveilleux est inaccoutumée pour l’Evangile, d’habitude très discrets. Elle n’a pas manqué de troubler les commentateurs.
Au point qu’on a pu prétendre, eu égard à tous ces éléments merveilleux, que ces scènes étaient seulement légendaires ou mythologiques.
Il semble que c’est pour prévenir cette thèse que St Luc prit soin d’apporter, ici plus qu’ailleurs dans son Evangile, des données historiques précises :
On est loin du mythe ou de la légende, qui ne donnent jamais de précision historique.
On a encore prétendu, tout en acceptant que ces textes n’étaient ni mythiques, ni légendaires, que l’abondance des références vétérotestamentaires présentes dans ces 2 chapitres donnait un texte beaucoup trop stéréotypé pour qu’on puisse croire que les choses se soient réellement passées ainsi, ou que les personnages se soient vraiment exprimés de la sorte. D’après elle, Luc aurait tellement remanié la réalité qu’on pourrait douter que le rendu final nous donne une idée vraie de ce qui s’est passé.
Les explications du P. Laurentin permettent de résoudre ce problème (Les Evangiles de Noël, pp.74-75 sur le midrash).
Conclusion : tous ces éléments hiératiques et merveilleux concourent à manifester l’idée que le ciel s’entrouvre de façon inouïe.
On est loin des apocryphes, dans la mesure où, dans la manière même où il relate tous ces phénomènes merveilleux, Luc fait preuve d’une grande sobriété.
Le lecteur est ému par des scènes intimes, familières, très communes somme toute
« (Jésus) est plus parfaitement homme, si l’on peut dire (dans l’Evangile de l’enfance de Luc) que dans le reste de sa vie (…) Il est plus homme parce qu’il est plus faible, un enfant dans les bras de sa mère, assisté par elle, nourri de son lait. Dans ses actions, rien d’extraordinaire. Jésus se contente d’être un enfant. Il ne fait aucun miracle, parce que les miracles confirment la doctrine, et que le temps de l’enseignement n’est pas venu » Commentaire du P. Lagrange (L’Evangile de JC, p.10).
**Une autre chose contraste encore avec les glorieuses révélations de Dieu que l’ange Gabriel est venu apporter : la très grande discrétion de ceux qui sont gratifiés par ces privilèges insignes **
Des 4 évangélistes, St Luc est sans doute celui qui, grâce au contraste que nous avons évoqué, met le plus en évidence et la divinité de Jésus, et la réalité de sa condition humaine.
Son but est double, semble-t-il.
« le Christ, qui était de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu, mais il s’anéantit lui-même, prenant la condition d’esclave, et devenant semblable aux hommes. S’étant comporté comme un homme » Ph 2,6-8.
Ainsi apparaît, dans ce contraste entre la divinité et l’humanité, dans cette rencontre inouïe du ciel et de la terre, la profonde délicatesse de Dieu à l’égard de sa créature : loin de vouloir l’écraser de sa transcendance, Dieu choisit de s’approcher d’elle sous les traits humbles et chaleureux d’un tout petit, apte à faire fondre le cœur des plus endurcis, et à rendre la confiance à ceux qui sont apeurés.
Une illustration de cette logique divine apparaît dans la conduite qu’il adopte à l’égard de Zacharie et de Marie : il ne veut pas les tétaniser, et il veut solliciter une réponse parfaitement libre ; aussi ne se montre-t-il pas en personne, mais seulement par l’intermédiaire d’un de ses archanges. Cet ange, dont la vue suffit à impressionner de pauvres êtres humains, prend d’ailleurs soin de rassurer l’un et l’autre : « ne crains pas, Zacharie », « sois sans crainte Marie ».
En seulement 2 chapitres, Luc trouve le moyen de montrer les protagonistes sacrifier scrupuleusement à de nombreux rites préconisés par la Loi mosaïque :
Les allusions aux prophéties de l’Ancien Testament, qui trouvent à se réaliser en Jésus, sont trop nombreuses pour qu’on puisse en faire ici l’inventaire. Notons simplement, par manière d’exemple, que d’après le récit de St Luc :
Les cantiques contenus dans les 2 premiers ch. de l’Evangile de Luc sont saturés de réminiscences de l'Ancien Testament (le cantique de Zacharie = le Benedictus ; de Marie = le Magnificat, de Syméon = le Nunc dimittis).
Parallèlement à cette continuité affirmée par rapport à l’Ancienne Alliance, on assiste dans l’Evangile de l’enfance à une véritable rupture, qui pour être encore voilée n’en est pas moins réelle.
Les Pères de l’Eglise ont excellé à montrer, avec force détails, en quoi cette réforme du sacerdoce était déjà perceptible en Lc 1-2.
L’incapacité désormais avérée de l’ancien sacerdoce est rendue manifeste par le mutisme dont Zacharie est frappé : réduit à cet état, Zacharie n’était plus en mesure de pouvoir satisfaire aux exigences de sa charge, qui requéraient que le prêtre puisse prononcer les formules de bénédiction et inviter la foule à la louange.
Zacharie est ici l’image d’un sacerdoce devenu poussiéreux chez la plupart de ses ministres : assis sur ses certitudes, ce sacerdoce s’est accaparé la Loi et en est presque venu à interdire à Dieu lui-même, de mener les choses comme il l’entendait ; ils répugnèrent, comme la suite de l’Evangile le prouve, devant l’irruption d’un Messie qui ne correspondait pas à ses vues.
Pourquoi une telle évolution de l’ancien sacerdoce à partir de Jean-Baptiste ? Parce que désormais, le seul prêtre habilité à offrir le seul vrai sacrifice qui vaille sera Jésus (« ce n’est pas sans raison que l’ange est apparu dans le Temple, car en cela était annoncée la venue du Prêtre véritable », Commentaire de l’Evangile de Luc, St Ambroise).
La même perspective de caducité et de transfert de l’ancien sacerdoce apparaît le jour de la Présentation de l’Enfant Jésus et de la purification de Marie au Temple : les Pères montrent qu’en réalité, on a dans cet évènement non pas la purification de Marie (la pleine de grâce n’en avait aucun besoin !), mais la purification de l’ancien sacerdoce desservant le Temple ; non pas la présentation de Jésus au Temple, mais la présentation du Temple à Jésus, ou pour mieux dire l’intronisation de Jésus comme présence divine d’un type nouveau, comme nouvelle Table de la Loi se substituant à celles qui étaient conservées dans le St des saints.
Notez :
En réalité, ces 2 faits ne visent qu’à une chose : faire valoir la nouveauté et la grandeur de la venue de Jésus.
Pour Jean-Baptiste et Jésus, ce ne sont pas leurs pères qui imposent le nom, comme l’exigeait la coutume, mais leurs mères (les pères ne font que ratifier) : à l’Annonciation, Gabriel dit à Marie « tu lui donnera le nom de Jésus » ; au moment de la circoncision de Jean-Baptiste « on voulait l’appeler Zacharie, du nom de son père, mais sa mère, prenant la parole, dit : ‘non, il s’appellera Jean’ ».
Les anawims passent au 1er plan. Les anawims sont les « pauvres de Dieu », ces gens simples, profondément pieux, et véritablement fidèles au vrai Dieu, qui attendaient tout de lui, à commencer par la consolation d’Israël par les moyens qu’il estimerait bon.
Alors que ces gens ne comptaient pour rien aux yeux de l’élite juive et des castes sacerdotales, on observe qu’ils prennent soudain la 1ère place chez St Luc : Elisabeth, Marie et Joseph, Syméon et Anne. Désormais, c’est sur eux que s’appuiera Dieu pour faire connaître ses plans et mener l’histoire du salut.
NB : cette inversion est clairement évoquée en plusieurs endroits :
St Luc, en insistant à dessein sur le contraste continuité/rupture dans ce qui s’accomplit au début de la vie de Jean-Baptiste et de Jésus, semble inviter le lecteur à comprendre que, si Dieu est toujours fidèle à ce qu’il annonce (c’est la continuité Ancienne/Nouvelle Alliance qui le souligne), il ne faut cependant jamais céder à la tentation de nous installer dans une fidélité sclérosée aux promesses du passé. Ne jamais enfermer la Parole de Dieu, ce qu’il nous a fait connaître de sa volonté à notre égard, dans des schémas immuables. On ferait ainsi du « sur-place », et on cesserait d’être ouverts constamment, dociles réellement, « souples » en un mot sous la main de Dieu, qui nous conduit toujours par des voies qui ne sont pas les nôtres, comme Jésus l’affirme lui-même, puisque ces voies sont proprement surnaturelles, donc bien au-delà de nos petits plans mesquins.
L’Evangile selon St Luc, plus que les autres, sans doute, est celui d’un Jésus pèlerin, en perpétuelle posture dynamique, tout tendu vers son sacrifice à Jérusalem (NB : par 3 fois dans les Evangiles de l’enfance, l’auteur utilise le terme « accomplir », qui implique l’idée d’un dynamisme). Luc invite sans cesse dans son Evangile à nous mettre en chemin nous aussi à la suite du Christ, comme des pèlerins qui n’avancent qu’à la voix du Maître.
Dès le début de son Evangile, Luc fait allusion au fruit d’une telle conduite : le JOIE. Elle est omniprésente dans ces 2 premiers chapitres, comme nous le verrons la prochaine fois. Mais elle n’est le salaire que de ceux qui acceptent d’écouter la Parole de Dieu et de se conformer à son appel quotidien, sans a priori fabriqués de main d’homme.