Nous avons expliqué la dernière fois les distinctions à faire dans l’âme humaine du Christ entre science béatifique, science acquise et science surnaturelle infuse.
Un autre problème se pose maintenant : celui de savoir si, dans son humanité, les actions du Christ étaient seulement mues par la volonté divine du Verbe, ou si elles procédaient d’une volonté humaine. En somme, il s’agit de savoir si Jésus avait une seule volonté (divine) ou deux volontés (une divine et une humaine).
Cette thèse naquit vers 620-630 chez Sergius Ier (patriarche de Constantinople) et Cyrus (patriarche d’Alexandrie).
Ces théologiens prétendaient se conformer au concile de Chalcédoine (451), qui avait reconnu que Jésus avait bien deux natures, et non, comme le prétendaient les monophysites, la seule nature divine qui aurait « absorbé » la nature humaine. Cependant, ils répugnaient à admettre qu’il y eût en Jésus dualité de volonté (l’une humaine, l’autre divine).
En effet, placer en Jésus une volonté humaine, libre et indépendante, impliquait pour ces théologiens qu’on divise profondément son être d’Homme-Dieu, en lui accordant, leur semblait-il, une personnalité humaine distincte de la personnalité du Verbe divin. Cela revenait à retomber dans le nestorianisme.
Aussi préféraient-ils défendre une unique volonté en Jésus-Christ. Ce qu’on désigne par le terme « monothélisme » (du grec « monos » = seul, et « thélein » = vouloir). La volonté divine du Verbe servant de principe unique à la fois aux opérations proprement divines de Jésus (providence, re-création par le don de la grâce, pardon des péchés, etc.), et aux opérations strictement humaines de Jésus (manger, se laver, apprendre une langue, un métier, etc.).
2.Inconvénients de cette thèse
La thèse monothéliste amène en fait les théologiens qui la soutiennent à sombrer dans des hérésies que nous avons déjà évoquées et que le magistère avait pris soin d’écarter.
Comme Apollinaire de Laodicée, les monothélistes postulent qu’en reconnaissant une volonté humaine à Jésus, celle-ci entrerait nécessairement en conflit avec la volonté divine du Verbe.
Critique : ce postulat est totalement arbitraire ! Il est contraire à ce qu’on sait par ailleurs du Christ :
l’absence du péché originel en lui (cf. les paroles de l’ange Gabriel : « l’être saint qui naîtra de toi » Lc 1,35) et donc de la concupiscence qui obstrue la volonté au point de la détourner de Dieu pour l’attacher de manière désordonnée à des créatures. NB : le concile de Constantinople II (553) avait déjà condamné la proposition de Théodore de Mopsueste, qui prétendait que « le Christ a été affecté par les passions (déréglées) de l’âme et la concupiscence », et qui croyait que le Christ ne serait devenu impeccable (= ne pouvait pas pécher) qu’après la résurrection.
l’absence de péché personnel (cf. « qui d’entre vous me convaincra de péché ? » Jn 8,46). NB : le concile de Chalcédoine (451) avait déjà affirmé, reprenant les mots de St Paul (He 4,15), que Jésus était « semblable à nous en tout excepté le péché ».
En amputant la nature humaine de Jésus d’une volonté propre, ils attentent à l’intégrité de cette nature humaine et versent dans une forme atténuée de monophysisme (absorption partielle de la nature humaine dans la nature divine).
Critique : cela ruine la réalité de l’incarnation et donc la possibilité de salut pour « tout l’homme ». cf. l’ « argument sotériologique », déjà cité : il fallait que le Verbe assume toutes les dimensions de la nature humaine, car seul ce qui est assumé par lui pouvait être sauvé.
Quand on leur oppose des expressions de Jésus lui-même dans le NT, par lesquelles celui-ci distingue expressément sa volonté de celle de Dieu (« je suis descendu du ciel pour faire non pas ma volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé » Jn 6,38 ; à Gethsémani : « non pas ma volonté, mais la tienne » Lc 22,42), les monothélistes prétendent qu’alors Jésus « fit semblant » d’être libre par rapport à la volonté divine. Ces expressions n’auraient, selon eux, d’autre visée que pédagogique : il s’agirait, pour le Christ, d’apprendre aux chrétiens qui, eux, ont une volonté distincte de celle de Dieu et peuvent s’opposer à sa sainte volonté, à conformer leur volonté à celle de Dieu.
Critique : c’est faire de Jésus un comédien, un dissimulateur… alors qu’il prétend être la vérité !
St Maxime le Confesseur (+ 662) fut par excellence l’opposant aux monothélistes.
Il eut d’autant plus de difficultés à le faire que le pape Honorius, dans un élan de conciliation avec les patriarches orientaux monothélistes, reprit imprudemment à son compte certaines de leurs expressions erronées, parce qu’il en maîtrisait mal les enjeux.
Le pape Martin I, devant le raidissement monothéliste des patriarches, convoqua le concile de Latran I (649), secondé par Maxime le Confesseur.
Les textes de ce concile donnent raison à St Maxime, en assument ses éléments essentiels.
« En celui qui a deux natures, il y a deux volontés et deux opérations qui existent conformément à chaque nature », affirme St Maxime.
Le fait que Jésus ait eu une volonté humaine réelle est attesté par St Paul : lorsqu’il déclare que le Christ « s’est fait obéissant jusqu’à la mort » (Ph 2) ou que « tout Fils qu’il était, il apprit, de ce qu’il souffrit, l’obéissance » (He 5,8), l’Apôtre ne fait évidemment pas allusion à la volonté du Verbe, qui est impassible et qui, parfaite, n’avait rien à apprendre, mais à celle d’une humanité qui est soumise à la souffrance et exposée à la mort.
La volonté humaine de Jésus est authentiquement libre, comme l’affirme le Christ lui-même : « c’est de moi-même (librement) que je livre ma vie ; j’ai le pouvoir de la livrer et le pouvoir de la reprendre » (Jn 10,18).
Néanmoins, il ne saurait y avoir contradiction entre ces deux volontés, car l’une et l’autre appartiennent à un seul et même sujet, le Verbe incarné qui, par sa volonté humaine, accomplit la volonté divine commune aux 3 personnes, à laquelle elle est soumise et subordonnée, voulant le même objet qu’elle : le salut du genre humain (cf. « ma nourriture consiste à accomplir la volonté de celui qui m’a envoyé » Jn 4,54).
L’empereur Constant, furieux des définitions de Latran I, fit arrêter le pape Martin I, qui mourut en exil en 655 ; il condamna St Maxime, âgé de 80 ans, à l’exil, après l’avoir mutilé (langue et main droite arrachée), où il mourut deux mois plus tard, en 662.
Le concile de Constantinople III (680-681) vint régler la question, donnant raison à Martin I et à St Maxime. En voici la définition essentielle :
« Nous proclamons le tout en une formule concise : croyant que l’un de la Trinité est aussi après l’incarnation NSJC, notre vrai Dieu, nous disons qu’il a deux natures brillant dans son unique hypostase (reprise de Chalcédoine). En elle, tout au long de son existence selon l’économie (= pendant son séjour terrestre), il a manifesté ses miracles et ses souffrances, non pas en apparence, mais en vérité. La différence naturelle en cette unique hypostase même se reconnaît à ce que l’une et l’autre nature veut et opère ce qui lui est propre (vraie distinction) en communion avec l’autre (pas de contradiction, mais subordination de la volonté humaine à celle du Verbe). Pour cette raison, nous glorifions deux vouloirs et deux activités naturels concourant l’un avec l’autre au salut du genre humain ».
Si l’on suit la thèse orthodoxe, selon laquelle la volonté humaine de Jésus, réelle, ne pouvait pas se détourner de la volonté divine du Verbe, mais lui était nécessairement subordonnée, désireuse elle aussi d’obtenir le salut de l’humanité, comment comprendre cette la supplication du Jardin des Oliviers : « mon Père, s’il est possible que ce calice s’éloigne de moi » ?
Les explications des Pères sont insuffisantes pour en rendre compte. Ce sont les théologiens scolastiques (du Moyen-Age) qui apportèrent les précisions convenables. Ils distinguèrent, selon ce que résume St Thomas (Somme théologique III 18,2) :
Au jardin des Oliviers se manifeste la volonté de sensibilité. Il ne s’agit pourtant pas d’un péché de la part de Jésus, puisqu’il ne fait ici qu’éprouver une passion. Le diable essaie de se servir de ce mouvement passionnel pour tenter d’amener le Christ à y donner son accord volontaire (il y aurait alors péché). L’échec du diable et la victoire de la volonté humaine de Jésus éclate dans la suite de la phrase : « non pas ma volonté, mais la tienne ».
**Si la volonté humaine de Jésus était parfaitement subordonnée à la volonté du Verbe, ne doit-on pas déduire que Jésus n’était pas vraiment libre ? **
L’enjeu d’une telle question est fondamental : s’il s’avère que Jésus n’était pas vraiment libre, cela impliquerait qu’il n’aurait pas été en mesure de mériter et de satisfaire pour les hommes.
Cette conception de la liberté comprise comme pouvoir de choisir indifféremment le bien ou le mal est une erreur typiquement moderne :
Du reste, cette subordination de la volonté humaine de Jésus à celle du Verbe et du Père n’a rien d’une soumission aveugle : le sacrifice du Christ est mû pas l’amour et non par la froide nécessité d’un décret que son Père aurait édicté. Cet amour, l’empressement joyeux que Jésus met à conformer sa volonté humaine à celle de Dieu, éclatent dans nombre de ses paroles :
Nous reparlerons de l’obéissance libre du Christ comme condition de notre salut (le mérite qui en procède) quand nous aborderons le thème de la mission salvifique du Christ.