Devant le spectacle de la vie de Jésus que nous offrent les Evangiles, de très nombreuses questions se posent à nous, quant à l’intelligence de Jésus.
Puisqu’il était vrai Dieu, il semble convenable qu’il ait tout su. Mais alors, comment rendre compte qu’en certains passages de l’Evangile, il semble avoir ignoré des choses ? A-t-il fait semblant de ne pas savoir ? Ou bien son intelligence divine a-t-elle été obstruée pour un temps ?
A quoi pouvait bien servir une science humaine en Jésus, dans la mesure où elle est si peu de chose en comparaison de cette autre science qu’il devait posséder : celle du Verbe ?
Jésus a-t-il dû apprendre des choses ? Cela semble paradoxal avec l’idée même qu’il était Dieu !
En fait, voici le principe qui doit commander à la réponse à toutes ces questions :
Dans l’Ecriture, on ne trouve pas de preuve formelle que Jésus ait eu la vision béatifique, car les expressions relatives à la perfection de la science du Christ ne permettent pas de déterminer si elles se rapportent à la science divine (au Verbe divin) ou à la science humaine de Jésus (à son âme humaine).
Cependant, on trouve dans l’Ecriture certains indices, comme par exemple : « Vous ne le connaissez pas (le Père) ; moi je le connais. Si je disais que je ne le connais pas, je serais comme vous, un menteur ; mais je le connais et je garde sa Parole » (Jn 8,55). Le fait que Jésus se compare à ses interlocuteurs laisse supposer qu’il évoque ici pour lui-même une connaissance proprement humaine et non divine.
La raison, éclairée par ce qu’elle sait du Christ par ailleurs, permet d’établir la nécessité d’affirmer que l’intelligence humaine de Jésus possédait la vision béatifique, à partir des arguments suivants :
C’est sur le fondement de tels arguments que la Tradition et le Magistère ont affirmé que Jésus possédait la vision béatifique :
Puisque l’âme (humaine) du Christ est unie hypostatiquement au Verbe, son âme contemple Dieu d’une manière plus parfaite que toute autre créature. C’est ce qu’affirme St Thomas (Somme III, 34, 4) « il a reçu une grâce supérieure à celle de tous les bienheureux (et donc une vision qui leur est supérieure) », et Pie XII (encycl. Mystici Corporis) : « dans une telle plénitude qu’elle surpasse de loin, en amplitude et en clarté, la vision béatifique de tous les saints du Ciel ».
Néanmoins, puisque la nature humaine est finie, cette connaissance de l’essence de Dieu par l’âme du Christ est nécessairement limitée. Elle n’a pas le caractère total de la science du Verbe, qui, elle, n’a aucune limite.
En tant qu’il est cause première de tout, Dieu contient en lui-même ce qu’on appelle l’ « exemplaire » de chaque réalité. Celui qui contemple l’essence divine (le bienheureux) peut ainsi apercevoir en elle ces « exemplaires ». Tel est le mode de connaissance de la réalité du bienheureux : elle est médiatisée par l’essence divine.
Ceci n’implique pas que le bienheureux ait connaissance de toutes choses en contemplant l’essence divine : cette connaissance est, chez le bienheureux, proportionnée à ce qui lui est utile ou nécessaire. Or, puisque le Christ est, dans son humanité, dès cette terre, chef et maître de toute la création et juge de tous les hommes, son âme devait connaître, en contemplant l’essence divine, tout le passé, le présent et l’avenir, y compris les pensées des hommes.
Ceci n’équivaut pas à une omniscience, puisque fait défaut à cette connaissance la perception de toutes les choses possibles (St Thomas d’Aquin, Somme III 10, 2). Cette thèse de St Thomas a été ratifiée par un décret du St Office du 5.06.1918.
Il nous faut noter que cette connaissance directe de Dieu par l’âme humaine créée de Jésus atteint d’emblée le degré le plus parfait qu’elle puisse atteindre dans un être humain, de sorte qu’elle n’avait pas à progresser au cours de l’existence du Christ.
C’est cette vérité que désigne le Prologue de St Jean en affirmant du Christ qu’il était « plein de grâce et de vérité » (Jn 1,14). C’est encore ce qu’affirment St Thomas (Somme III 34,4) et Pie XII (Mystici Corporis) : « cette vision béatifique dont il a joui à peine conçu dans le sein de sa Mère (…) dès le premier instant de sa conception ».
Unie à la divinité, son intelligence humaine vit dans l’évidence de Dieu ; mieux, elle voit Dieu, comme nous venons de le dire. Or, la foi consiste à croire sans voir, son objet n’est pas évident à l’intelligence qu’elle vient informer (elle est définie par Trente comme une connaissance inévidente de Dieu, fondée sur son témoignage). On doit donc déduire que Jésus n’avait pas la foi. Cela ne lui est pas un manque, mais procède d’une plus grande perfection que le commun des mortels.
NB : lorsque St Paul évoque « la foi de Jésus-Christ », il ne fait pas allusion à la foi que Jésus aurait eue lui-même, mais de la foi que nous autres croyants lui accordons.
Il est essentiel à l’espérance d’attendre ce qui n’est pas encore possédé ; or, puisque le Christ possédait d’emblée l’objet fondamental de l’espérance (la vision de Dieu), il n’avait pas à l’espérer.
Cependant, au cours de sa vie terrestre, Jésus ne possédait pas encore la totalité de ce à quoi tend l’espérance (l’immortalité et la béatitude du corps). Il a pu espérer cela. Mais dans la mesure où il était absolument certain de l’obtenir, son espérance n’était pas véritablement la vertu théologale d’espérance dont l’homme vit sur terre, mais un type particulier d’espérance, analogue à celle des bienheureux qui attendent toujours la parousie et la résurrection de leur corps.
Pleinement homme, Jésus avait par ailleurs à acquérir toutes sortes de connaissances, à l’instar de n’importe quel petit d’homme, à partir de l’expérience que lui permettait ses cinq sens externes, ses sens internes et sa raison. Nier l’existence d’une telle connaissance acquise dans le Christ reviendrait à sombrer dans le docétisme.
L’Ecriture atteste de la réalité d’une telle connaissance acquise chez le Christ :
Cette connaissance fut limitée chez le Christ, comme en tout homme (ex : Jésus n’a pas acquis par elle la connaissance de toutes les langues, de toutes les sciences, etc ; Jn 12,20-22 : Quand des juifs de la diaspora (qui parlaient donc grec et non araméen) veulent parler à Jésus, ils ne s’adressent pas directement à lui, mais d’abord à l’apôtre Philippe (qui, à en croire son nom grec devait le parler). Certains commentateurs en ont déduit que nous avions là la preuve que Jésus ne parlait pas grec.
Cette connaissance acquise de Jésus a impliqué un progrès, selon ce que montre le Cardinal Journet contre St Thomas (Entretiens sur l’incarnation) ; mais ce progrès s’effectua sans peine, puisque l’intelligence de Jésus n’était obscurcie par aucun péché et que ses passions étaient parfaitement subordonnées à son âme.
La science infuse consiste en une connaissance au moyen d’idées directement communiquées par Dieu à l’esprit d’une créature.
Elle se distingue de la science bienheureuse en tant qu’elle ne consiste pas en une connaissance des réalités via la vision directe de l’essence divine (en laquelle toutes réalités sont d’une certaine manière, puisque l’essence divine est cause de toute chose), mais en une connaissance par manière de concepts.
Elle se distingue de la science acquise en ce que les concepts ne lui parviennent pas via les sens externes et internes et par voie d’abstraction, mais lui sont directement donnés par Dieu à l’état parfait.
Il n’existe pas de preuve tirée de l’Ecriture sainte de la science infuse dans le Christ et on ne peut démontrer spéculativement sa nécessité. Pour ce motif, certains théologiens de l’époque récente et contemporaine refusent de parler de science infuse en Jésus.
Mais nous avons des arguments de haute convenance que le Christ ait eue une telle connaissance :
Jésus n’a pas eu toute la science infuse d’emblée, au moment de sa conception. Cette science infuse a progressé dans le Christ, à mesure que se développait en lui l’exercice de l’intelligence. A chaque moment, elle s’étendait à tout ce que Jésus avait besoin de savoir en fonction des besoins de sa mission.
Comment comprendre les paroles de Jésus : « De ce jour-là ou de cette heure-là (celui des grandes tribulations apocalyptiques dont il vient de faire état), personne n’a connaissance : ni les anges du ciel, ni le Fils, mais seulement le Père » (Mt 13,32) ?
Plusieurs thèses erronées ont eu cours à ce propos :
Les Pères proposèrent deux explications pour rendre compte de Mt 13,32 :
St Thomas a l’intelligence de distinguer deux parties dans l’âme humaine du Christ :
Or, quand Jésus dit ignorer le jour et l’heure, il faut comprendre que ce qu’il en connaissait par vision béatifique dans la partie supérieure de son âme n’était pas encore communiqué par science infuse dans la partie inférieure, qui était seule apte à offrir à Jésus une connaissance de la réalité par mode de concepts formulables et donc communicables à autrui. Autrement dit, Jésus avait une connaissance ineffable du jour et de l’heure, dont il ne pouvait pas encore rendre humainement compte.
Pourquoi un tel phénomène ? Parce que sa mission ne requerrait pas encore que cette date soit connue.
A ces deux moments, par la volonté divine, qui souhaite que Jésus avance sans aide pour expérimenter dans ses ultimes replis la condition humaine, pour acquérir notre salut, le Christ connut une épreuve terrible pour son âme (humaine) : la sphère supérieure de son âme fut comme séparée par une paroi étanche de la partie inférieure. Autrement dit, la vision béatifique cessa d’éclairer sa conscience par voie de science infuse.
Ce phénomène n’implique pas que son âme cesse de connaître la vision béatifique (une créature ne peut pas se détourner de cette vision une fois qu’elle y a accédé), ni que le Verbe se soit séparé de sa nature humaine (sinon il aurait cessé d’être Dieu !). Mais cette intelligence infinie du Verbe et la vision béatifique de son âme (humaine) furent pour un temps comme reléguées « à la fine pointe de son âme », selon l’expression de St Thomas.