Il ne peut y avoir de salut pour l’homme sans que celui-ci connaisse Dieu. L’Ecriture est sans ambiguïté sur ce point : « la vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi le seul vrai Dieu » (Jn 17,3) ; « Dieu, notre Sauveur, veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité » (1 Tm 2,4).
Le salut consiste en la béatitude, qui est essentiellement constituée par une connaissance plénière de Dieu : « nous voyons à présent comme dans un miroir, en énigme, mais alors ce sera face à face » (1 Co 13,12).
Or, il se trouve que l’homme n’est pas en mesure d’accéder par ses seules forces à cette connaissance intime et cordiale de Dieu, non seulement à cause de son péché, mais déjà simplement dans la mesure où il n’est qu’une créature que Dieu transcende absolument.
Il a donc fallu que Dieu se révèle. Ce qu’il fait en plénitude dans le Christ : « après avoir, à maintes reprises, et de bien des manières, parlé jadis aux Pères par les prophètes, Dieu, en ces jours qui sont les derniers, nous a parlé par un Fils, qu’il a établi héritier de toutes choses » (He 1,1-2). D’où la nécessité de passer par le Christ comme révélateur, pour entrer dans une connaissance authentique de Dieu, et donc pour accéder au salut. Telle est la fonction prophétique de Jésus.
Si, lorsque nous lisons le mot « Rédemption », nous songeons immédiatement au sacrifice de la croix auquel le Christ a consenti, et si effectivement il fallait pour nous sauver que Jésus souffrît sa Passion, il n’en demeure pas moins que ce moyen de salut n’est pas exclusif d’un autre : sa fonction prophétique. En nous faisant accéder à la vérité plénière, Jésus, dont la parole et le témoignage sont efficaces (ie produisent ce qu’ils signifient) commence à nous sauver.
Dans le « discours du pain de vie » (Jn 6), Jésus affirme qu’il est le « pain descendu du ciel » et que quiconque mange de ce pain aura la vie. S’il annonce ici le mystère à venir de l’eucharistie, on considère aussi que ce « pain » désigne ses paroles. Jésus n’attend pas de se livrer en croix et de se donner dans l’eucharistie pour s’offrir à nous, mais il se donne d’ores et déjà en nourriture concrète par ses paroles, dont il dit qu’ « elles sont esprit et (qu’) elles sont vie » (Jn 6,63).
Que Jésus ait une fonction prophétique, c’est bien ce que sentent les foules qui entourent Jésus, bien que leur sentiment soit encore assez confus.
Les foules ne se contentent pas de tenir Jésus pour un simple rabbi (homme versé dans les lettres sacrées), ou un simple scribe : elles constatent qu’à la différence des maîtres de la Loi « celui-ci enseigne avec autorité » (Mt 7,28).
Elles tiennent Jésus pour un prophète.
Elles voient en lui un grand prophète, par exemple après la résurrection du fils de la veuve de Naïm : « un grand prophète a surgi parmi nous » Lc 7,16.
Les foules vont même jusqu’à voir en lui le plus grand des prophètes : « jamais homme n’a parlé comme celui-ci » (Jn 7,46). Ceci est déjà très grand, quand on sait en quelle vénération les contemporains de Jésus tenaient les prophètes. Affirmer qu’aucun homme n’a parlé comme lui, ce n’est pas seulement user d’une formule emphatique, c’est reconnaître qu’il est supérieur à Elie, à Isaïe, etc. Une paille !
Mais tenir Jésus pour un prophète, fût-ce pour le plus grand d’entre eux, est encore insuffisant.
Le Christ veut que les foules aillent plus loin à son égard, qu’elles comprennent qu’il n’est pas seulement un prophète.
On peut noter, tout d’abord, que Jésus se distingue de tous les prophètes de l’Ancienne Alliance dans la façon qu’il a de prophétiser : les prophètes se contentaient d’introduire leurs prophéties par quelques mots qui montraient qu’ils avaient reçu une locution, une vision de la part de Dieu qui leur demeurait extérieur (ex : « oracle du Seigneur », « ainsi parle le Seigneur », « je vis »)… Jésus ne prend jamais ces précautions.
Il s’affirme explicitement supérieur à tous les prophètes : Mt 12,38-42 : « Alors quelques-uns des scribes et des pharisiens lui répondirent, disant : Maître, nous voulons voir un signe de toi. Mais lui, répondant, leur dit : ‘Génération mauvaise et adultère ! Elle réclame un signe, et de signe, il ne lui sera donné que celui du prophète Jonas. Car, comme Jonas fut dans le ventre du monstre marin trois jours et trois nuits, ainsi le fils de l'homme sera dans le sein de la terre trois jours et trois nuits. Les hommes de Ninive se lèveront au jour du jugement avec cette génération, et la condamneront ; parce qu'ils se repentirent à la prédication de Jonas ; et voici, il y a ici plus que Jonas. La reine du midi se lèvera au jour du jugement avec cette génération, et la condamnera ; car elle vint des extrémités de la terre pour entendre la sagesse de Salomon ; et voici, il y a ici plus que Salomon ».
Il va beaucoup plus loin, en revendiquant le monopole de l’enseignement : « vous n’avez qu’un seul maître, le Christ » (Mt 23,10), au motif que « nul ne connaît le Père, si ce n’est le Fils et ceux à qui le Fils veut bien l’enseigner » (Mt 11,27).
Il pousse les apôtres à aller au-delà de l’opinion de la foule, qui ne voit en lui qu’un prophète : « aux dires des gens, qui suis-je ? » - « pour les uns JB ; pour d’autres, Elie ; pour d’autres encore, Jérémie ou l’un des prophètes » - « mais pour vous, qui suis-je ? ».
Alors, les apôtres confessent, par la bouche de St Pierre, leur chef, qu’il est bien plus qu’un prophète, contrairement à ce que pense la foule : « tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant » (Mt 16, 16).
Après la Cène, il leur fait faire un pas de géant, en leur expliquant que, pour connaître Dieu, il suffit de le connaître, lui Jésus.
C’est bien parce que la connaissance de Jésus est si fondamentale pour obtenir le salut :
Un terme omniprésent dans tout le NT est utilisé pour désigner Jésus-Christ : celui de « lumière ». Par exemple le Prologue de Jean : « il était la lumière véritable qui éclaire tout homme venant dans ce monde », « la lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas saisie » ; « je suis la lumière du monde » (Jn 8,12) ; le cantique de Zacharie (Benedictus), qui prophétise la venue de Jésus « astre levant venu d’en-haut, pour illuminer ceux qui demeurent dans les ténèbres et l’ombre de la mort » (Lc 1,78-79) ; le cantique de Syméon (Nunc dimittis), qui salue l’enfant Jésus au Temple en ces termes : « lumière pour éclairer les nations et gloire d’Israël ton peuple » (Lc 2,32).
Les Pères de l’Eglise se sont plus à mettre en évidence les préfigurations vétérotestamentaires de cette lumière singulière qu’est le Christ. Ainsi du buisson ardent, qui brûle sans se consumer ; de la colonne de feu qui précède le peuple élu et le conduit en Terre Promise ; ou de la lampe du sanctuaire, au Temple.
Le choix de ce terme de « lumière », par lequel Jésus se désigne lui-même, et par lequel les écrivains sacrés qualifient Jésus, n’est pas anodin. En effet, les auditeurs de Jésus et les premiers lecteurs de l’Evangile, étaient issus du judaïsme, pour lequel les ténèbres évoquent des choses bien précises :
Ainsi, que Jésus soit assimilé à la lumière revient à faire de lui :
C’est ce dernier objectif que poursuit Jésus dans l’exercice de sa tâche prophétique : chasser les ténèbres du péché, de l’erreur, du mensonge, en diffusant la lumière.
Depuis qu’Adam et Eve ont cédé, le monde est sous l’emprise du Prince du mensonge, du « pouvoir des ténèbres » (Lc 22,53). Il est dès lors beaucoup plus difficile aux hommes de ne pas se fourvoyer (sur ce qu’est le monde, sur ce qu’est l’homme, sur qui est Dieu).
Le Christ avait donc comme tâche préalable, pour réconcilier le ciel et la Terre, de dissiper les ténèbres : « il vous a appelés des ténèbres à son admirable lumière » (Pi 2,9).
C’est ce qu’il fait, notamment en dénonçant l’hypocrisie des pharisiens, en convaincant les hommes qu’ils sont tous pécheurs, etc.
Certaines paroles de Jésus sont limpides : « Je suis venu pour une chose : rendre témoignage à la vérité » (Jn 18,37) ; « Je suis la vérité » (Jn 14,6) ; « je suis la lumière du monde. Qui me suit ne parchera pas dans les ténèbres, mais aura la lumière de la vie » (Jn 8,12).
Il offre aux hommes d’accéder à des vérités inaccessibles pour la nature humaine laissée à ses seules forces et à l’obscurité de l’ignorance née du péché.
Notons que le Christ s’acquitte toujours avec une grande délicatesse de cette double tâche :
Il serait insuffisant de considérer que seul l’enseignement dispensé par Jésus relève de sa mission prophétique. C’est en réalité tout ce qu’il fait (actions quotidiennes, miracles, passion), et même tout ce qu’il est, qui sert cette fin.
Une simple parole du Seigneur nous fait comprendre cela, quand l’apôtre Philippe, lui ayant demandé « montre-nous le Père », Jésus affirme : « qui me voit, voit le Père » (Jn 14,9). Ce dont St Paul rend compte, dans la majestueuse introduction de l’épitre aux Hébreux : « Dieu, en ces jours qui sont les derniers, nous a parlé par un Fils, qu’il a établi héritier de toutes choses (…) Resplendissement de sa gloire, effigie de sa substance » (He 1,2-3).
Les Pères ont beaucoup insisté sur le fait que tout, dans le spectacle qu’offrait la personne de Jésus-Christ, était ordonné à la Révélation de Dieu ; et que cette tâche prophétique opérait déjà le salut. Contentons-nous de citer St Irénée (+ 202) : « tel est le motif pour lequel celui qui est insaisissable, incompréhensible et invisible, s’offre à être vu, compris et saisi des hommes : c’est afin de vivifier ceux qui le saisissent et le voient » (Contre les hérésies, 4, 20, 4-6) ; et un peu plus haut : « Le Seigneur a souffert pour amener à la connaissance et à la proximité du Père ceux qui s’étaient égarés loin de lui (…) Pour nous, la passion du Seigneur, en nous apportant la connaissance du Père, fut source de salut (…) Par sa passion, le Seigneur a détruit la mort, évacué l’erreur, anéanti la corruption, dissipé l’ignorance ; il a manifesté la vie, montré la vérité » (Contre les hérésies, 2, 20,3).
Il faut se garder de quelques erreurs, au sujet du salut par la connaissance, offert par Jésus au travers de sa fonction prophétique. Nous songeons ici à deux hérésies.
Du gr. « gnôsis » = « connaissance ». Le gnosticisme considère que l’homme accède au salut moyennant la simple connaissance de la vérité ; vérité réservée à une élite de prédestinés, qui seuls sont en mesure, par une initiation (l’ « illumination »), d’y accéder.
St Irénée s’opposa vigoureusement à ce salut par la connaissance réservée à une élite et qui rend vaine la nécessité de la croix. Il y oppose la « vraie gnose » catholique, qui s’adjoint au sacrifice du Christ en croix afin que le péché soit lavé et la grâce effectivement communiquée.
St Justin (+ 165) et d’autres Pères donnèrent à l’initiation chrétienne, commencée au baptême, le nom d’« illumination » (reprenant ce mot à St Paul dans He 6,4). En d’autres termes, il n’y a pas, pour eux, d’illumination authentique sans recours aux sacrements, qui font bénéficier de la grâce méritée par le sacrifice du Christ en croix.
Pélage, moine ascète breton (+ v. 420), en réaction contre le manichéisme qui remettait en cause la noblesse de la nature humaine, prétendait qu’on pouvait attendre à la sainteté, et donc au salut, par l’usage des seules forces humaines, moyennant leur soumission à un libre arbitre orienté droitement. Se conformer à l’enseignement du Christ, chercher à l’imiter en tout, suffisait. C’était là présumer des ressources de la nature humaine et exalter par trop les effets de la mission prophétique de Jésus, qui jamais n’a été considérée par l’Eglise comme suffisante ou indépendante de la grâce reçue dans les sacrements.
St Augustin fut le grand champion de l’orthodoxie contre Pélage et ses adeptes.
Ces deux hérésies sont tributaires d’une erreur que commettait déjà Socrate en son temps, lorsqu’il pensait que la connaissance de la vérité, du bien à faire, suffisait à ordonner droitement les actions humaines afin de parvenir à la perfection de la nature humaine. C’est faire peu de cas, d’une part de la disproportion qui existe entre les ressources de la nature humaine et la béatitude à atteindre, et d’autre part de la faiblesse congénitale de la nature reçue d’Adam et Eve, grevée du péché.
La vérité que Jésus enseigne ne saurait être considérée comme un code de préceptes moraux, une somme de doctrine, un énoncé purement théorique, qui resteraient extérieurs à nous et que nous devrions essayer de mettre en pratique à la force du poignet.
Du reste, il apparaît clairement que l’enseignement de Jésus, dont le cœur est constitué par les béatitudes, est impossible à mettre en œuvre à l’aide de la seule volonté humaine. Il n’y en a qu’un qui a réussi parfaitement à en vivre : Jésus. Chaque béatitude est comme un reflet de cette pierre sans prix qu’est Jésus-Christ.
La seule chose que Dieu attend de nous, c’est que nous nous mettions à la suite du Christ, que nous soyons de bonne volonté. Alors, il accorde sa grâce qui nous configure à son Fils (nous devenons fils adoptifs) et nous donne de vivre de la vie même de Jésus dans ses béatitudes (c’est ce que signifie l’expression de St Paul aux Hébreux : « nous sommes devenus cohéritiers du Christ » He 8,17).