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[10] Les motifs et le moment de l'incarnationAbbé Baumann

I. Les motifs de l'incarnation

I.1 Préliminaires

Peut-être cette affirmation vous choque-t-elle. Aussi devons-nous donner quelques explications.

On appelle « nécessaire » ce qui ne peut pas ne pas être, ce qui est forcément ainsi et pas autrement.

Or, pour Dieu :

  • **Seul ce qui est en lui-même de toute éternité est nécessaire **

Ainsi, par exemple, est-il nécessaire que Dieu existe. A cette vérité, la raison vraiment conséquente peut accéder, sans l’aide de la Révélation surnaturelle, mais à partir du seul spectacle du monde qui nous entoure. C’est l’enjeu de la troisième voie de démonstration de l’existence de Dieu, que St Thomas expose au début de sa Somme théologique (I, q. 2, art. 3).

Par ailleurs, il est nécessaire que Dieu soit infiniment bon, infiniment sage, tout puissant, etc. St Thomas développe ce point en détails lorsqu’il évoque ce qu’on appelle en théologie les « attributs » de Dieu (Somme I, qq. 3-26). A cela, on peut accéder à l’aide de la raison ; mais comme celle-ci est défaillante depuis que le péché en a rendu l’usage difficile, Dieu a pris soin de rappeler cela par sa Révélation.

Il est également nécessaire que Dieu soit un en trois personnes. Si le fait que Dieu est une Trinité n’est accessible qu’à l’aide de la Révélation, par la raison on peut ensuite comprendre qu’il ne pouvait en être autrement. Nous ne développons pas ce point ici, l’enjeu de ce topo étant autre. 

  • Tout ce qui existe hors de lui est contingent

A l’égard de tout ce qui est en-dehors de lui-même, Dieu n’est soumis à aucune nécessité. On dit que toutes les réalités qui existent hors de Dieu sont « contingentes » : elles auraient pu ne pas être. Cela n’aurait, du reste, rien changé à Dieu.

Ce principe de contingence est déjà vrai pour Dieu à l’égard des réalités naturelles : il n’était pas nécessaire que Dieu tire du néant la création, qu’il aime ses créatures ; il aurait pu ne rien créer, ou créer les choses autrement.

Ce même principe est a fortiori vrai pour Dieu à l’égard du don de sa grâce : Dieu, même après avoir créé, n’était absolument pas tenu de conférer ce surcroit d’être, cette qualité infiniment plus riche que la nature, qu’est la grâce. C’est d’ailleurs bien ce qu’indique le terme « grâce » (« gratia » signifie ce qui est donné gracieusement).

Or, dans la mesure où l’union hypostatique est la grâce la plus élevée qui puisse être offerte à une créature, elle est la réalité créée la moins nécessaire qui soit. La nature humaine de Jésus (même parfaite, même exempte du péché originel) n’avait, en toute justice, aucun droit à être unie au Verbe éternel. Donc l’incarnation, qui procède de l’UH, est la réalité la moins nécessaire que Dieu ait jamais conçue. C’est l’œuvre la plus gratuite qu’il ait jamais accomplie.

Même si l’incarnation n’était pas nécessaire, du point de vue de Dieu, elle a bien eu lieu. Il a donc bien fallu que Dieu ait un ou plusieurs motifs pour cela. Lesquels ?

Celui qui médite sur les motifs de l’incarnation ne peut que se contenter de balbutier ce que les théologiens médiévaux appellent des « arguments de convenance ». En effet, puisque nous avons dit de l’incarnation qu’elle était une opération parfaitement gratuite, seul Dieu connaît en définitive ce qui l’a poussé à s’incarner. Aussi n’a-t-on pas d’autre possibilité, pour sonder tant soit peu ses motifs malgré tout, que de recourir à ce qu’on sait par ailleurs de Dieu, de sa Sagesse et de sa manière habituelle d’opérer.

Pour ce faire, il nous faut scruter l’Ecriture sainte : nous y trouvons de précieux indices.

Le Catéchisme de l’Eglise catholique (CEC nn° 456-460) en synthétise les données. C’est sur ces propos que nous allons nous fonder.

I.2 Les motifs de l'incarnation

S’il fallait résumer, non seulement l’enseignement du NT, mais encore celui de l’AT, c’est-à-dire de toute la Révélation en fait, on pourrait s’en tenir à l’affirmation de la 1ère épitre de St Jean : « Dieu est amour ».

Ailleurs, le disciple bien-aimé ajoute à cette révélation fondamentale, en rapportant les paroles de Jésus : « Dieu a tellement aimé qu’il a donné son Fils, l’Unique-Engendré » (Jn 3,16). 

C’est donc premièrement l’amour de Dieu pour l’homme qui a motivé l’incarnation. Les autres motifs présupposent cette donnée.

« Le Verbe s’est fait chair pour nous sauver en nous réconciliant avec Dieu » (CEC 457).

  • Ecriture  

Le CEC se contente de citer la 1ère épitre de St Jean : « C’est Dieu qui nous a aimés et qui a envoyé son Fils en victime de propitiation pour nos péchés » (1 Jn 4,10) ; « le Père a envoyé son Fils le Sauveur du monde » (1 Jn 4,10) ; « celui-ci a paru pour ôter les péchés » (1 Jn 3,5).

On pourrait y ajouter une somme impressionnante de citations du NT, tant il est saturé d’allusions à ce motif de l’incarnation. Remarquons simplement que St Paul est sans doute celui qui y insiste le plus, usant d’expressions très fortes du type : « vivant selon nos convoitises charnelles, servant les caprices de la chair, nous étions par nature voués à la colère (divine) » (Ep 2,3). Cette situation appelait un Sauveur, comme il l’explique fort bien en Rm 5, établissant un parallèle entre Adam, par lequel le péché est entré dans le monde, et le nouvel Adam, Jésus-Christ, par lequel la grâce qui justifie s’est répandue sur la multitude.

Notons également que cette idée était déjà présente dans l’AT, bien que de manière voilée puisqu’il n’y était pas encore question d’incarnation (cf. la figure du Serviteur souffrant, dont nous avons parlé, qui prend sur lui les péchés du peuple).

  • Tradition

St Grégoire de Nysse (+ 394), cité par le CEC : « Malade, notre nature demandait à être guérie ; déchue, à être relevée ; morte, à être ressuscitée. Nous avions perdu la possession du bien, il fallait nous la rendre. Enfermé dans les ténèbres, il fallait nous porter la lumière (…) Ces raisons-là n’étaient-elles pas sans importance ? Ne méritaient-elles pas d’émouvoir Dieu au point de le faire descendre jusqu’à notre nature humaine pour la visiter, puisque l’humanité se trouvait dans un état si misérable et si malheureux » (La grande catéchèse, 15).

St Augustin (+ 430) élabore la « thèse de l’expiation », qui relie le caractère hautement convenable de l’incarnation rédemptrice non  plus seulement à la miséricorde de Dieu pour les hommes, mais aussi à sa justice. Thèse que reprend à son compte, par exemple, St Jean Damascène (749), en un sens particulier : « (dans le mystère de l’incarnation) nous est manifestée la justice de Dieu, car l’homme ayant été vaincu par le tyran du monde, Dieu a voulu que ce tyran fût à son tour vaincu par l’homme ».

St Anselme (XI°s) est l’auteur d’une « théorie de la satisfaction » qui, en des termes assez juridiques, évoque l’idée d’une dette que l’homme n’était pas en mesure de payer (eu égard à sa nature déchue et à la dignité de la personne offensée, Dieu), et à laquelle seul l’homme-Dieu Jésus-Christ pouvait satisfaire. 

St Thomas d’Aquin offre une synthèse parfaitement équilibrée, et à notre sens inégalée, des développements patristiques et médiévaux (Somme théologique III, q. 1 : « La convenance de l’incarnation »).

Nous reviendrons en détails sur ce point  lorsque nous envisagerons la mission sacerdotale du Christ.

  • Controverse « école scotiste » // « école thomiste » 

Le Bx Duns Scot (XIII°s)  (et les théologiens qui s’en réclament, regroupés dans l’« école scotiste » ou « école franciscaine ») a cru pouvoir enseigner :

- que l’amour sans limites de Dieu pour l’homme appelait en toute hypothèse l’incarnation, même si l’homme n’avait pas péché

- qu’il convenait à la sagesse de Dieu que celui-ci couronne son œuvre en s’unissant hypostatiquement à sa créature.

Au fondement de cette thèse, on trouve l’idée que l’amour pousse celui qui aime à sortir de soi vers l’aimé pour s’unir à lui. Or, puisque Dieu est amour et que l’union la plus intime qui puisse exister est l’union selon l’hypostase, il semble que Dieu y ait été poussé nécessairement, en vertu de l’amour qu’il est, et de l’amour qu’il éprouve pour l’être humain, indépendamment du fait que l’homme ait péché. 

Du reste, Scot est gêné qu’on puisse faire du rachat du péché un motif de l’incarnation : selon lui, ce serait admettre que Dieu, qui est parfait et saint, soit en quelque sorte nécessité par le mal.

Voici les arguments par lesquels l’ « école thomiste » répond à l’ « école scotiste » :

- Cette thèse, pour belle qu’elle soit, semble aller à l’encontre de la souveraine liberté de Dieu, qui, bien qu’étant l’amour absolu, n’est poussé à s’unir nécessairement qu’à lui-même. 

- Par ailleurs, Dieu n’est nullement tenu, après avoir créé, de couronner la création par une union de lui-même avec sa créature. 

- Reconnaître le péché originel comme motif de l’incarnation n’entrave pas la souveraine liberté de Dieu qui, dans l’absolu, aurait pu ne pas sauver du péché, ou aurait pu choisir d’autres moyens de salut que l’incarnation.

- Il est trop hypothétique de parier sur ce que Dieu aurait fait, ou n’aurait pas fait, si l’homme n’avait pas péché. Le fait est que l’homme a péché, comme Dieu nous le révèle lui-même en Gn 3 et dans toute l’Ecriture. Le fait est, également, que l’incarnation a eu lieu… point !

Nous avons ici une leçon de réalisme de la part des thomistes : en théologie, on peut parfois raisonner sur des hypothèses d’école pour faire progresser la connaissance du mystère, mais en dernier lieu ce qui permet de trancher entre les hypothèses et de ne pas verser dans la fiction, c’est la réalité de ce qui a eu lieu…

« Le verbe s’est fait chair pour que nous connaissions ainsi l’amour de Dieu » (CEC 458).

  • **Ecriture **

« En ceci s’est manifesté l’amour de Dieu pour nous : Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde afin que nous vivions par lui » (1 Jn 4, 9).

Le simple fait que le Très-Haut prenne la condition d’une créature est déjà une preuve d’un amour totalement fou de Dieu pour sa créature (cf. le propos des Pères et Docteurs, ci-dessous).

On peut remarquer, du reste, que Jésus rendit compte explicitement de l’amour de Dieu pour l’homme, dans sa prédication : celui du Père (cf. les prévenances du Père pour ses créatures qui veille jusque sur le moindre cheveu des siens ; « il a plu à votre Père de vous donner le Royaume » Lc 12,32), et celui du Fils (cf les Lamentations sur Jérusalem : « Jérusalem (…), combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants, comme une poule qui rassemble ses poussins… » Mt 23,37 ; « comme je vous ai aimés » Jn 13,34).

Enfin, la preuve la plus évidente de l’amour de Dieu pour nous apparaît dans le sacrifice en croix : « il n’y a pas de plus grand amour (et donc de preuve d’amour) que de donner sa vie pour ses amis » (Jn 15,13).

  • Tradition

St Augustin : « Le Christ est venu avant tout afin de faire connaître à l’homme combien Dieu l’aime, et afin de lui faire savoir qu’il doit s’enflammer d’amour pour celui qui l’a aimé le premier » (Catéchèse des débutants, ch. 4).

St Thomas dit de l’incarnation qu’elle « démontre au plus haut degré que Dieu aime l’homme, au point qu’il a voulu se faire homme pour le sauver » (Les raisons de la foi, ch. 5). La phrase d’avant, il affirme que « rien ne pouvait avoir plus de force que ceci : que le Verbe de Dieu, par qui toutes choses ont été faites, pour restaurer notre nature, assume cette même nature ». 

Après avoir posé ce constat, St Thomas développe : « Il convenait que Dieu s’incarnât, parce que l’homme, dont l’intellect et les affections sont abaissés aux réalités corporelles, ne pouvait pas facilement s’élever aux réalités qui sont supérieures à lui. Mais il est facile à n’importe quel homme de connaître et d’aimer un autre homme ; tandis qu’il n’appartient pas à tous ni de scruter la hauteur divine ni d’être transportés vers Elle par l’affection amoureuse qui lui est due, mais seulement à ceux qui, avec l’aide de Dieu ainsi que beaucoup d’application et d’efforts, se sont élevés des choses corporelles aux réalités spirituelles. Pour que donc s’ouvre à tous les hommes une voie vers Dieu, Dieu a voulu devenir homme, de sorte que même les petits puissent connaître Dieu et l’aimer comme un des leurs, et ainsi s’élever petit à petit, par ce qu’ils sont capables de saisir, vers la perfection ».

Le Docteur angélique ajoute, du reste, que Dieu ne visait pas seulement, en s’incarnant, à nous prouver son amour, mais encore à susciter le nôtre en retour (cet amour qui s’était refroidi depuis le PO) : ayant l’incarnation sous les yeux, les hommes peuvent être « désormais soumis à Dieu, non par la crainte de la mort –que le premier homme avait méprisé (en n’écoutant pas le commandement : « tu n’en mangeras pas sous peine de mort »)-, mais par l’affection de la charité » (Compendium de théologie, ch. 201). Il reprend une idée qu’on trouve déjà chez St Augustin : « si, jusqu’ici, nous étions paresseux pour l’aimer, du moins ne tardons pas à lui rendre amour pour amour » (Catéchèse des débutants, ch. 4).

« Le Verbe s’est fait chair pour nous rendre ‘participants de la nature divine’ (2 P 1, 4) » (CEC 460).

  • Ecriture

L’Evangile de St Jean insiste beaucoup sur cela, en recueillant à ce propos des paroles de Jésus proprement inouïes :

- dans le Discours d’adieu, après la Cène : « si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole, et mon Père l’aimera et nous viendrons vers lui et nous nous ferons une demeure chez lui » (Jn 14,23)

- le moyen concret de cette déification dont Jésus parle après la Cène est explicité dans le Discours du pain de vie : « ma chair est vraiment une nourriture et mon sang vraiment une boisson. Qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui » (Jn 6,55-56). En d’autres termes, pour que l’homme soit déifié, que les personnes divines soient en lui, il lui faut recourir aux sacrements, notamment à celui de l’eucharistie. Or, la communion eucharistique n’aurait pas été possible si le Verbe ne s’était pas incarné. Donc, l’incarnation est le principe voulu par Dieu pour déifier l’être humain.

St Paul est, par excellence, le théologien de l’adoption filiale et de l’inhabitation divine. Qu’on songe par exemple à ces formules très frappantes : « vous tous qui avez été baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ » (Ga 3,27) ;  « ne savez-vous pas que vous êtes devenus le Temple de Dieu, et que l’Esprit de Dieu habite en vous ? » (1 Co 3,16).

  • Tradition

St Irénée (+ 202) : « Car telle est la raison pour laquelle le Verbe s’est fait homme, et le Fils de Dieu, Fils de l’homme : c’est pour que l’homme, en entrant en communion avec le Verbe et en recevant ainsi la filiation divine, devienne fils de Dieu » (Contre les hérésies, 3,19,1). 

St Athanase (+ 373) : « Car le Fils de Dieu s’est lui-même fait homme pour que nous soyons faits Dieu » (Sur l’incarnation du Verbe, 54,3). 

St Thomas d’Aquin : « Le Fils unique de Dieu, voulant que nous participions à sa divinité, assuma notre nature, afin que Lui, fait homme, fit les hommes Dieu » (Opusc. 57 en la fête du Corpus Christi, 1).

  • Développements théologiques

Cette divinisation de l’humanité commence dès la conception de Jésus dans le sein de Marie, ie dès que la personne du Verbe s’unit à la nature humaine, par une sorte de communication ontologique de la vertu divine avec l’âme et la chair humaines. En Jésus, si on veut, un homme est déifié, et l’humanité commence d’être adoptée tout entière en la Personne de Jésus.

Il faut encore que cette divinisation soit communiquée à toute personne humaine qui le veut : c’est ce qui advient par le don de la grâce, via les sacrements surtout.

« Le Verbe s’est fait chair pour être notre modèle de sainteté » (CEC 460)

« Nul n’est bon sinon Dieu seul », dit Jésus au jeune homme riche (Mc 10,18) ; or, selon ce qu’affirme l’AT « Dieu, personne ne l’a jamais vu » ; il a donc fallu que Dieu, le seul bon, le seul saint, se rende visible et nous donne ainsi le modèle de la sainteté.

Jésus se présente d’ailleurs souvent lui-même comme le modèle : « Prenez sur vous mon joug et apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur » (Mt 11,29) ; « Je suis la voie, la vérité et la vie » (Jn 14,6) ; « si donc je vous ai lavé les pieds, moi le Seigneur et le Maître, vous aussi vous devez vous laver les pieds les uns et les autres » (Jn 13,14) ; « comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres » (Jn 13,34).

L’ultime ordre que Jésus donne à ses apôtres avant l’Ascension ne laisse pas de doute sur l’importance de ce motif de son incarnation : « apprenez-leur à observer tout ce que je vous ai prescrit » (Mt 28,20).

II. Le moment de l'incarnation

Une fois établis les motifs de l’incarnation une question se pose, qui a souvent taraudé les théologiens : pourquoi n’a-t-elle pas eu lieu plus tôt ?

Je m’appuie ici, essentiellement :

-sur les développements du Cal C. Journet dans ses Entretiens sur l’incarnation (éd. Parole et Silence, 2002) 

-puis sur un article de la Somme théologique de St Thomas (III q.1, art. 5).

  • Lettre à Diognète 

Cette question fut posée très tôt dans l’histoire de l’Eglise, comme en témoigne un document daté de 190-200 de notre ère, la Lettre à Diognète (dans cette lettre, l’auteur, qui ne nous est pas connu, répond aux questions de son ami Diognète, païen lettré).

Voici les éléments de réponse que fournit l’auteur de la Lettre à Diognète (les citations sont extraites de Les écrits des Pères apostoliques, éd. Cerf, 2006, pp. 485-502).

La bonté de Dieu n’est pas en cause : 

« La Maître et Créateur de l’univers, Dieu, qui a fait toutes choses et les a disposées avec ordre, s’est montré pour les hommes non seulement plein d’amour mais aussi de patience. Lui a toujours été tel qu’il est et sera : secourable, bon, doux, véridique » (p. 495).

Dieu avait le dessein de l’incarnation de toute éternité :

« Dieu avait déjà tout disposé en lui-même avec son Enfant » (p. 496).

Il n’a attendu si longtemps que par pédagogie :

« Il a d’abord, au cours des temps, convaincu notre nature de son impuissance à obtenir la vie » (p. 497), contrairement à ce qu’avait présomptueusement pensé Adam et Eve, persuadés qu’ils étaient en mesure d’obtenir par eux-mêmes la vie.

Selon l’auteur de cette Lettre, il lui fallut attendre le pire moment de l’histoire, puisque c’est « lorsque notre perversité fut à son comble et qu’il est devenu pleinement manifeste que la récompense qu’on en pouvait attendre était le supplice et la mort, (qu’) alors arriva le temps que Dieu avait marqué pour y manifester désormais sa bonté et sa puissance » (p.497).

Ainsi, l’auteur de la Lettre à Diognète considère qu’il fallait attendre que le monde soit dans une souveraine détresse pour qu’intervienne la souveraine miséricorde de l’incarnation (idée traditionnelle des Pères de l’Eglise, exprimée par Pascal : « il est bon d’être lassé et fatigué par l’inutile recherche du vrai bien, afin de tendre les bras au Libérateur » (Pensées, éd. Br. n°422).

Notons que ces explications de la Lettre à Diognète sont parfaitement conformes aux données du NT :

- il apparaît bien que c’est au moment le plus désespéré du monde que survient l’incarnation : « c’est quand nous étions sans force, au temps fixé, que le Christ est mort pour les impies » (Rm 5,6)

- l’incarnation intervient également après seulement que Dieu a pris le temps d’avertir le peuple élu, par la vie sous l’économie de la Loi, que cette Loi ne suffisait pas à sauver.

  • Objection et réponse

Cette thèse de la Lettre à Diognète soulève une difficulté que les contradicteurs païens ne manquèrent pas de relever. Il fallut que les Pères y apportent à leur tour une réponse.

Le philosophe païen Porphyre (232-305), reprend une objection qu’un autre païen, Celse, avait élaborée dans son livre Parole de Vérité (env. 178) : si Dieu s’est incarné pour aider les hommes à rentrer dans la voie droite, pourquoi ne s’est-il avisé de ce devoir qu’après les avoir laissés errer pendant des siècles ? 

La réponse d’Origène (v. 185-255) à Celse s’applique ici, mais nous ne la reproduisons pas. Nous en venons à celle, plus complète, donnée par St Augustin, quelques décennies plus tard.

  • St Augustin

Voici, en substance, la thèse de St Augustin.

Jamais Dieu n’a laissé l’homme dépourvu de la grâce qui pouvait la sauver. Avant l’incarnation, la grâce était donnée par Dieu en considération de la Passion future de Jésus (elle était christique par anticipation = c’est l’ombre de la croix du Christ qui sauvait le monde) ; depuis l’incarnation, cette grâce est donnée via le Christ (elle est christique par dérivation = c’est la lumière de la Croix du Christ qui sauve le monde).

St Augustin ne se dérobe cependant pas à la question initiale. Dans la Question 44 sur l’Ecriture, il se demande « pourquoi le Fils de Dieu est-il venu si tard et non immédiatement après le péché de l'homme ? ». Voici la réponse qu’il offre :

« Parce que toute beauté vient de la souveraine beauté, qui est Dieu ; or la beauté temporelle consiste dans la succession des choses qui meurent et se remplacent. Ainsi dans tout homme, chaque âge, depuis l'enfance jusqu'à la vieillesse, a sa beauté particulière. 

Donc comme on serait absurde de ne désirer que la jeunesse pour l'homme soumis à la marche du temps, car ce serait ne vouloir pas des charmes propres aux autres phases de la vie, de même on serait absurde de ne souhaiter qu'un seul âge à tout le genre humain (…) différentes périodes dans son existence. 

Or, le Maître céleste, chargé d'offrir le modèle d'une vie parfaite, n'a pu venir qu'au temps de la jeunesse (de l’humanité). C'est la pensée de l'Apôtre, quand il parle d'enfants placés sous la garde de la loi comme sous celle d'un pédagogue (Gal 3,23-24), jusqu'à l'arrivée de celui qui devait venir et qui avait été promis par les prophètes. 

Autre en effet est la conduite de la Providence quand elle agit sur de simples individus, autre celle qu'elle tient quand elle pourvoit aux intérêts du genre humain tout entier. Tous les individus qui sont parvenus à la véritable sagesse, ne l'ont pu que parce que la même vérité les a éclairés, selon les exigences de leurs différents âges ; mais pour que cette vérité rendît le peuple sage, le Christ s'est fait homme juste à l'âge convenable du genre humain ».

  • St Thomas d’Aquin

Dans la Somme théologique (III, q. 1, art. 5), St Thomas pose la question : « Aurait-il été convenable que Dieu s’incarnât dès le commencement du genre humain ? ».

Obj°1 : Dieu est riche en miséricorde (Ep 2,4) ; or l’amour ne tarde pas à venir en aide à l’ami dans le besoin ; donc Dieu aurait dû venir dès le début au secours du genre humain.

Obj° 2 : Le Christ est venu en ce monde pour sauver les pécheurs (Tm 1,15) ; or nombreux sont ceux qui se sont perdus par ignorance de Dieu ; donc…

Obj°3 : L’œuvre de la grâce n’est pas moins bien ordonnée que l’œuvre de la nature ; or la nature commence par ce qui est parfait (Boèce) [ex : pour qu’existe un enfant, être humain encore très imparfait, il faut une cause plus parfaite : des parents] ; donc l’œuvre de la grâce aurait dû commencer par le plus parfait : l’incarnation (le Christ est dit « plein de grâce et de vérité » dans le Prologue de Jean).

Sed contra : Ga 4,4 : « quand vint la plénitude des temps, Dieu envoya son Fils, né d’une femme » ; or Dieu a tout prévu selon sa sagesse ; c’est donc au moment le plus opportun que l’incarnation eut lieu (il aurait été inconvenant qu’elle intervienne au début de l’histoire humaine).

Réponse

Il n’était pas convenable que Dieu s’incarne avant le péché. Puisque l’incarnation est ordonnée principalement à la restauration de la nature humaine en abolissant le péché, il n’aurait pas été convenant que Dieu s’incarne avant le péché, dès le début du genre humain, car on ne donne un remède qu’à celui qui est déjà malade (cf. « ce ne sont pas les bien portants qui ont besoin du médecin, mais les malades ; je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs » Mt 9,12-13).

De plus, il n’était pas convenable que Dieu s’incarne immédiatement après le péché, pour plusieurs motifs :

  1. à cause de la nature du PO : un péché d’orgueil. Il ne fallait libérer l’homme qu’après qu’il se soit humilié en reconnaissant qu’il avait besoin d’un libérateur.
  2. en raison de l’ordre du progrès qui existe dans le bien (en l’être humain, qui a une nature progressive), selon lequel on passe de l’imparfait au parfait (1 Co 15,46-47) : « ce n’est pas le spirituel qui vient d’abord, mais ce qui est animal ; ce qui est spirituel vient après ».
  3. en raison de la dignité du Verbe incarné lui-même. St Thomas cite la Glose, commentaire interlinéaire de l’ Ecriture très lu à son époque : « plus était grand le juge à venir, plus longue devait être aussi la série des prophètes qui le précédaient ».
  4. de crainte que la ferveur de la foi ne s’attiédisse une fois l’incarnation advenue, étant donnée la longueur de l’attente d’ici la fin du monde.

Sol° 1 : Quand on aide un ami, encore faut-il le faire en temps opportun (en fonction des circonstances et de l’état de l’ami). Ainsi le médecin n’administre-t-il le médicament seulement après quelque temps, de crainte qu’il ne soit plus nuisible qu’utile. Ainsi, de même, Dieu n’a pas offert d’emblée à l’humanité le remède de l’incarnation, de peur qu’il ne soit méprisé si l’homme ne reconnaissait pas d’abord son infirmité.

Sol° 2 : En se fondant sur St Augustin (Du don de la persévérance), St Thomas explique que Dieu seul savait par avance à qui profiterait d’être spectateurs de l’incarnation, ou de ne l’être pas. En fonction de cette prescience, il décida opportun de faire s’incarner son Fils à tel moment et non à tel autre. 

Pour Approfondir

  • Catéchisme de l’Eglise catholique : « Pourquoi le Fils de Dieu s’est-Il fait chair ? », nn° 456-460
  • St Thomas d’AQUIN : Somme théologique, III° partie, q. 1 : « La convenance de l’incarnation »
  • St Thomas d’AQUIN : Des raisons de croire (De rationibus fidei), ch. 5 : « Quelle fut la cause de l’incarnation du Fils de Dieu ? » [accessible sur internet : http://docteurangelique.free.fr/bibliotheque/opuscules/03rationibusfidei.htm]
  • RP Louis-Marie de BLIGNIERES : Le mystère du Christ (éd. DMM, 2013), Ch. 3 : « Jésus et nous », pp. 71-90
  • Cal Charles JOURNET : Entretiens sur l’incarnation (éd. Parole et Silence, 2002), 2ème instruction : « Le pourquoi de l’incarnation », pp. 27-51